Trop humain?

Je n'ai pas la prétention d'être en mesure d'écrire un quelconque hommage à un homme comme Lévi-Strauss. Primo, je le connais assez mal, même de loin. Deuxio, à chaque mort c'est un peu la même formule. Tout le monde aime et admire celui qu'il est désormais facile d'admirer. Tout un chacun sort de la caverne prétextant y avoir vu passer l'homme, le bon, le vrai. On le veut plus grand, plus important que la statuesque figure que peut ériger l'autre. Ça fait bien de se joindre au cortège et les français chérissent presque autant leur monument que l'occasion de se montrer au bon endroit le moment venu. Étrangement, ce moment arrive souvent lorsque le dialogue n'est plus possible, lorsque la voix s'est fait silence...

S'il est vrai que l'homme demeure un des intellectuels français les plus important du 20e siècle, il y a des limites à ce qu'on peut en dire. Lévi-Strauss, vous et moi avons ceci en commun: nous sommes d'abord et avant tout humain, trop humain.

Il y a une frontière que l'hommage ne saurait franchir sous peine de verser dans la profanation. Derrière cette volonté éléphantesque de faire l'oraison funèbre que tout le monde retiendra et d'être le laudateur per excellencia, il me semble déceler une ombre tristement révélatrice. Faire l'hommage comme on se fait soi-même c'est surtout oublier de rendre hommage alors qu'il faudrait chercher à entendre l'homme plutôt que de parler pour lui.

Claude Lévi-Strauss a été inhumé dans la plus grande discrétion en présence de son épouse, de ses fils, Roland et Mathieu, de deux petits-enfants et du maire de Lignerolles, bourg de 50 habitants aux lisières de la Haute-Marne. Contraires à celles du président français, ses dernières volontés étaient qu'il n'y ait personne à son enterrement et que l'on garde un silence absolu au moment de son décès.

Ainsi, dans la présente absence de l'un et l'absente présence de l'autre, c'est d'abord l'égo moderne que je vois se conjuguer. À la première personne du singulier, cette sombre démesure d'être est parfois trop aveugle. Même devant l'inconfortable silence du trépas, il est inexcusable de faire entendre beaucoup de bruit sous le couvert de la voix et ignorer la parole de celui qui est toujours encore là.

L'ampoule d'être soi, n'a jamais passé autant de temps à chauffer la couveuse ontologique. Immanquablement, elle attire aussi les mouches...


Ces quelques mots découle de la lecture de ce billet. Il s'agit sans doute des taches d'encre parmi les plus pertinantes que j'aie observé après/sur la mort de Claude Lévi-Strauss.

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« Il était un grand humaniste » est un classique de l'oraison funèbre. Nicolas Sarkozy n'a pas évité la formule lorsqu'il a rendu hommage à l'auteur de Tristes Tropiques : « le Président de la République rend hommage à l'humaniste infatigable » qu'était Claude Lévi-Strauss. Pas de chance. Pour une fois, la formule tombe plutôt mal. En effet, l'anthropologue a écrit en 1962, dans le dernier chapitre de La Pensée sauvage, cette formule que reprendra Michel Foucault dans Les Mots et les choses et que revendiquera une grande partie du courant structuraliste : « le but des sciences humaines n'est pas de constituer l'homme, mais de le dissoudre ». Lévi-Strauss polémique alors contre l'humanisme existentialiste de Jean-Paul Sartre, qui propose un projet d'engagement dans la société sur la base de la liberté de la conscience. Lévi-Strauss, lui, n'accorde guère d'importance à la liberté humaine telle que l'examine Sartre et s'intéresse plutôt aux structures qui déterminent nos manières de vivre et de penser. Pour le dire simplement, l'anthropologue préfère comprendre et classer la diversité des conduites et des oeuvres humaines plutôt que de fonder une vérité sur la vie intérieure de l'Européen des années 1950. De ce point de vue, Lévi-Strauss a pu être inscrit dans un courant anti-humaniste de la philosophie et des sciences humaines.

Reste que Lévi-Strauss, même s'il s'oppose à cet humanisme naïf et ethnocentrique, plaide pour un humanisme renouvelé par l'ethnologie. Au lieu de l'humanisme aristocratique de la Renaissance et de l'humanisme bourgeois et colonialiste du XIXe siècle, il promeut un humanisme qui affirme que « rien d'humain ne saurait être étranger à l'homme ». Mais il le fait à partir de l'expérience de la vie en commun avec les sociétés les plus méprisées par l'Occident. Cet humanisme généralisé convient à Lévi-Strauss. Mais ce n'est ni l'humanisme de Sartre ni surtout celui des messieurs Prudhomme qui recyclent les mêmes formules à tous les enterrements.

Michel Eltchaninoff

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