Dehors novembre



L'on remarquera que novembre n'a pas été très riche en billets sur ce blog. C'est la saison morte. D'ailleurs, à Paris, c'est le temps des feuilles mortes...



Oh! je voudrais tant que tu te souviennes
Des jours heureux où nous étions amis
En ce temps-là la vie était plus belle,
Et le soleil plus brûlant qu'aujourd'hui
Les feuilles mortes se ramassent à la pelle
Tu vois, je n'ai pas oublié...
Les feuilles mortes se ramassent à la pelle,
Les souvenirs et les regrets aussi
Et le vent du nord les emporte
Dans la nuit froide de l'oubli.
Tu vois, je n'ai pas oublié
La chanson que tu me chantais.

Mes automnes ont toujours été saisons de vertiges et de souvenirs. Parfois morose, parfois doux et tranquille: septembre annonce la fin d'un cycle. Comme autant d'instantanés sur un canevas éphémère, les feuilles décrochées par le vent s'offrent une dernière valse avant choir au pied de l'oubli. Elles donnent l'impression que le temps emporte un peu de soi et l'échappe de-ci de-là sur le pavé froid d'un présent jamais offert.

Reste que le Paris de cet automne est animé et vivant. Le temps est doux, les gens vont et viennent candidement et les terrasses demeurent ouvertes. Les marchés voient défiler leur lot de clients. Les places résonnent de cris d'enfants, de claxons, du deux tons des sirènes et de l'accordéon occasionnel. Souvent, le soleil perse le rideau gris que pousse l'océan. Bref, il fait bon vivre pour l'homme de quelques arpents de neige. Mais si le novembre parisien ne ressemble pas à celui que nous vivons au Québec, il demeure que les shootés à l'âme d'André "dédé" Fortin y trouvent leur compte. Surtout les jours de pluies...

Ce matin on apprenait la mort de Gilles Carle. Ces derniers mois, la liste des disparus qui ont marqué mon imaginaire s'allonge dangereusement: Alain Bashung, Nelly Arcan, Pierre Falardeau, Claude Levi-Strauss, Michel Freitag... tant de feuilles en peu de temps.

Je lèverai pour vous une "mort subite" et une "éphémère", mais je me garderai bien d'offrir à votre mémoire une "fin du monde" puisque c'est à nous que vous rendez l'avenir de par ces portes que vous ouvrez sur la suite du monde.

"Que votre créativité et votre courage inspirent ceux qui feront oublier votre départ... un peu."

Blog-dog




- T'as un blog?
- Oui, en effet.
- C'est contagieux?
- Pas toujours...
- ??



Le concept du blog, est assez vague car il est principalement défini par les usages et les pratiques qui s'y inscrivent. Généralement son auteur en précise l'orientation au départ, mais rien ne le contraint à sa ligne éditoriale. Après tout, déroger est une idée séduisante pour beaucoup, dans beaucoup beaucoup de situation.

Partant du principe des mots cratiques* du "qui veut parler le peut", quiconque le désire peut publier un blog. Ainsi, dans le champ de nos printemps perpétuels, entre vouloir et pouvoir seule se dresse la clôture de la technique. Sous condition de volition et de maîtrise minimale du moyen**, toute fin peut être desservit par le nouveau meilleur ami de l'homotechnologicus: le blog!

Par un curieux mouvement d'inspiration des pratiques et d'expiration des idées, le blog in carne quelque chose d'indéfinissable. À l'instar de la saucisse, outre un peu de chair, on y retrouve de tout et de rien, mais on y retrouve toujours quelque chose comme le résidu d'une pensée, de quelqu'un, d'une expérience, d'une vie...

Loin de moi l'idée de prendre pour vétille la fenêtre qui me permet de composer de nouveaux paysages prosaïques, de me soumettre au délice de l'écriture et à la voltige des mots. Seulement, du bout des doigts dansant sur ce clavier, j'aimerais partager une observation que j'éprouve à coups d'oreilles depuis mon arrivée à Paris...

Dans les séminaires, les colloques, les conférences mais aussi et surtout autour d'un verre, dans un café, au coin de la rue, à la table et à la radio, je m'aperçois que les gens n'ont pas peur de la chair des idées. Il me semble les voir, bonne fourchette, se sustenter de la substantifique moelle de l'intellect sans chercher à éviter le poids des mots et de la parole. Après tout, ce qui trouve sont chemin jusqu'à l'assiette relève surtout de l'appétit.

Certes tous les goûts sont dans la nature et, à ce titre, chacun a son mot à dire. Certes la liberté de choix est un principe fondamental des mots cratiques. S'intéresse à quoi bon, qui veut. Cependant, pourquoi accepter de se priver des Lumières et s'enfermer dans l'obscurité le menu à la main? Est-ce exercer pleinement son droit à choisir que se priver d'emblée de possibilités?

J'en conviens, sous le couvert d'argent de l'élégante pensée se cache souvent trop de vent habillé du velours. On a beau dire, trop de mots pour si peu c'est... décevant. Il y a plusieurs façon de nommer un plat, mais un plat est un plat. Ses saveurs ne changent pas selon les mots qu'on veut bien lui prêter. L'accent n'y fait pas davantage...

Là où il est plus aisé de parler du temps qu'il fait j'aime voir surgir ceux qui osent s'avancer dans le royaume de l'Idée et n'hésitent pas à entretenir une passion pour une province de cet État. La saucisse c'est bien bon, mais gruger un os l'est tout autant. À la table du prêt à manger, il est aussi intéressant se risquer aux fourneaux.

À chacun son appétit!
... mais parfois l'appétit vient en cuisinant.



* Du grec ancien Κράτος/Krátos : divinité grecque personnifiant le pouvoir qui a enchaîné Prométhée sur le mont Caucase au nom de Zeus à qui il avait dérobé le feu divin de la culture pour le donner à l'homme.
** Après tout Internet, sous son feuillage édenistique d'absolue liberté, permet aux pythonisses de prédire un avenir verdoyant à tous les possibles désirant s'affirmer.

Satire

Il y a de ces moments où la vie s’accélère et prend son air d’allée… Elle courre, pédale, détale. Elle prend ses jambes à son cou comme si elle avait peur de nous qui la poursuivons pour ne pas la perdre de vue.

Depuis quelque temps je vie à toute vitesse et je ne me donne pas toujours le temps de le prendre.

Parfois, on se sent transporté. Pour peu on en aurait oublié qu’on met un pied devant : le rythme est bon et l’on bat la mesure. Il est alors aisé d’y étaler sa mélodie candidement. Parfois, on souffle un coup et un autre sans arriver à placer une note. Rien ne semble à sa portée. Le plus souvent c'est un peu des deux: autant en emporte le vent, autant en apporte le temps.

- On te dit: "t’en a tant de temps, mais pas tant que ça finalement, t'as pas cent ans..."
- Et on se dit: "ça tire la vie, satire".

S’il y a un temps pour chaque chose, le plus difficile c’est de trouver le bon. Je cherche encore, mais je vous promet un peu plus de constance mon cher Watson!

J'écrirai, tôt ou tard.

Jour du souvenir...

"Il faut se souvenir aussi de celui qui oublie où mène le chemin."
(Héraclite d'Ephèse)

Cris de guerre

Voilà quelque temps que je traîne une toux fugace, mais caustique. J'ai beau lui avoir déclaré la guerre, rien n'y fait vraiment. Elle me poursuit et me surprend de la bouche de ses canons. Comme cette armée de virus se propage en général avec son régiment de paladins "propulsé par pont aérien, mon général", toux et éternuements deviennent suspects. Ainsi, telle une main louche à la table de jeux, mes quintes s'accompagnent du regard torve des quidams méfiants. Il faudrait tout stériliser derrière moi, me confiner à mes quartiers, me bannir des lieux publics, me sortir du jeu.

La peste de celui qui porte ce trait de saison car, en réalité, il pourrait être l'hôte du seul et unique virus digne de mention. Zevirus. Vous savez, celui dont l'économie a déjà triomphé à grands coups de baptême hors de l'église porcine: le tristement re-nommé A H1N1. Les symptômes (qui peuvent durer jusqu'à une semaine) sont similaires à ceux de la grippe saisonnière, et peuvent aussi inclure fièvre, mal de gorge, maux de tête et douleurs musculaires et articulaires... Bref, il est presque trop aisé de confondre le virus vulgaris et zevirus.

Sur les ondes, les médias me disent tout et rien. De l'assertorique à l'apodictique, ils médisent, médiatisent. Ils me bombardent de petites capsules que j'avale sans posologie. Sous le parapluie du double principe de la publi-cité, leur prolixité est assommante. D'un côté, si le public en demande c'est qu'il faut lui en donner. (L'auditoire c'est bon pour le savon, ça fait vendre.) De l'autre côté, il est d'intérêt public de diffuser certains faits et le 4e pouvoir doit informer son auditoire au nom du bien commun. (L'information c'est bon pour le réseau, ça lave plus blanc que blanc.) Au final, puisque les sceptiques doivent être confondus...

Après le Lupin costar-cravate des hautes sphères de la finance, zevirus devient l'ennemi public numero uno. C'est bon pour l'Économie d'oublier la crise, l'hypothèque, le chômage et la chute sociale. C'est bon pour l'État d'oublier la dette, les promesses et les scandales. C'est bon pour le Peuple de se sentir lié et à égalité devant un mal qui, pour une fois, vient de l'extérieur. "La mort nous guette tous, elle ruse, elle est partout!"

Si les médias s'en donnent à coeur joie, les millénaristes, les moralistes et les scientifiques ne sont pas en reste. Bientôt, le philosophe et le dévot nous dirons que de deux choses l'une: ou Orwell avait vu juste et les animaux ont commencé la révolution (après la fièvre bovine et la grippe aviaire voilà que le cochon prend les armes), ou l'homme mené par ses instincts les plus bas voit son âme contaminer sa chair.

À tout prendre, je me demande si ce n'est pas cette cacophonie dantesque qui me rend malade.

Mur-mûr

En ce 9 novembre, des milliers de têtes convergent place de la Concorde à Paris. D'autres célébrations sont organisée plus tard dans la ville. À Berlin ils se réunissent par dizaines de milliers. Ailleurs, d'autres en font sûrement autant. D'une ville à l'autre, de fil en écran, le mot a circulé. Ceux qui ont cliqué ont pris leurs claques et la porte. Ils arrivent.

À vue et à l'oreille, il semble qu'on les ait appelé pour faire de quelque chose, un événement... Ils se pressent et s'entassent: on a peu de temps même à plusieurs. Tous ces gens doivent en savoir quelque chose puisqu'ils n'arrêtent presque jamais d'ordinaire.

Je les espère se poser la même question:
"Qu'est-ce que ne pas avoir 20 ans de plus?".

Ils répondront de leur main en faisant beaucoup de bruit. Ce soir, les mots sont de concert et se souviennent du violoncelle de Rostropovitch. Dans la musique, le silence cimente les uns, les autres. Je ne briserai pas le mur du son en cherchant à entendre ce qu'ils en comprennent. Des talons jusqu'à l'estomac, je sens la faim de connaître tenter de digérer le froment de la peur. J'ai souvent peur d'être déçu par l'humain. Cet aveux est presque trop vrai pour être écrit.

Ce soir, ils ne sont pas tous berlinois, ils sont encore une fois spectateur... mais ils sont attentif et c'est déjà ça.

Trop humain?

Je n'ai pas la prétention d'être en mesure d'écrire un quelconque hommage à un homme comme Lévi-Strauss. Primo, je le connais assez mal, même de loin. Deuxio, à chaque mort c'est un peu la même formule. Tout le monde aime et admire celui qu'il est désormais facile d'admirer. Tout un chacun sort de la caverne prétextant y avoir vu passer l'homme, le bon, le vrai. On le veut plus grand, plus important que la statuesque figure que peut ériger l'autre. Ça fait bien de se joindre au cortège et les français chérissent presque autant leur monument que l'occasion de se montrer au bon endroit le moment venu. Étrangement, ce moment arrive souvent lorsque le dialogue n'est plus possible, lorsque la voix s'est fait silence...

S'il est vrai que l'homme demeure un des intellectuels français les plus important du 20e siècle, il y a des limites à ce qu'on peut en dire. Lévi-Strauss, vous et moi avons ceci en commun: nous sommes d'abord et avant tout humain, trop humain.

Il y a une frontière que l'hommage ne saurait franchir sous peine de verser dans la profanation. Derrière cette volonté éléphantesque de faire l'oraison funèbre que tout le monde retiendra et d'être le laudateur per excellencia, il me semble déceler une ombre tristement révélatrice. Faire l'hommage comme on se fait soi-même c'est surtout oublier de rendre hommage alors qu'il faudrait chercher à entendre l'homme plutôt que de parler pour lui.

Claude Lévi-Strauss a été inhumé dans la plus grande discrétion en présence de son épouse, de ses fils, Roland et Mathieu, de deux petits-enfants et du maire de Lignerolles, bourg de 50 habitants aux lisières de la Haute-Marne. Contraires à celles du président français, ses dernières volontés étaient qu'il n'y ait personne à son enterrement et que l'on garde un silence absolu au moment de son décès.

Ainsi, dans la présente absence de l'un et l'absente présence de l'autre, c'est d'abord l'égo moderne que je vois se conjuguer. À la première personne du singulier, cette sombre démesure d'être est parfois trop aveugle. Même devant l'inconfortable silence du trépas, il est inexcusable de faire entendre beaucoup de bruit sous le couvert de la voix et ignorer la parole de celui qui est toujours encore là.

L'ampoule d'être soi, n'a jamais passé autant de temps à chauffer la couveuse ontologique. Immanquablement, elle attire aussi les mouches...


Ces quelques mots découle de la lecture de ce billet. Il s'agit sans doute des taches d'encre parmi les plus pertinantes que j'aie observé après/sur la mort de Claude Lévi-Strauss.

***

« Il était un grand humaniste » est un classique de l'oraison funèbre. Nicolas Sarkozy n'a pas évité la formule lorsqu'il a rendu hommage à l'auteur de Tristes Tropiques : « le Président de la République rend hommage à l'humaniste infatigable » qu'était Claude Lévi-Strauss. Pas de chance. Pour une fois, la formule tombe plutôt mal. En effet, l'anthropologue a écrit en 1962, dans le dernier chapitre de La Pensée sauvage, cette formule que reprendra Michel Foucault dans Les Mots et les choses et que revendiquera une grande partie du courant structuraliste : « le but des sciences humaines n'est pas de constituer l'homme, mais de le dissoudre ». Lévi-Strauss polémique alors contre l'humanisme existentialiste de Jean-Paul Sartre, qui propose un projet d'engagement dans la société sur la base de la liberté de la conscience. Lévi-Strauss, lui, n'accorde guère d'importance à la liberté humaine telle que l'examine Sartre et s'intéresse plutôt aux structures qui déterminent nos manières de vivre et de penser. Pour le dire simplement, l'anthropologue préfère comprendre et classer la diversité des conduites et des oeuvres humaines plutôt que de fonder une vérité sur la vie intérieure de l'Européen des années 1950. De ce point de vue, Lévi-Strauss a pu être inscrit dans un courant anti-humaniste de la philosophie et des sciences humaines.

Reste que Lévi-Strauss, même s'il s'oppose à cet humanisme naïf et ethnocentrique, plaide pour un humanisme renouvelé par l'ethnologie. Au lieu de l'humanisme aristocratique de la Renaissance et de l'humanisme bourgeois et colonialiste du XIXe siècle, il promeut un humanisme qui affirme que « rien d'humain ne saurait être étranger à l'homme ». Mais il le fait à partir de l'expérience de la vie en commun avec les sociétés les plus méprisées par l'Occident. Cet humanisme généralisé convient à Lévi-Strauss. Mais ce n'est ni l'humanisme de Sartre ni surtout celui des messieurs Prudhomme qui recyclent les mêmes formules à tous les enterrements.

Michel Eltchaninoff